LA PAROLE EST AU LECTEUR
Un bon livre est celui où l’auteur est présent tout entier.
Rien ne ressemble plus à Racine que Phèdre et Bérénice emportées par leur passion et par leur désespoir. Rien de plus cornélien que Le Cid où l’amour est un honneur et où l’honneur est aimé.
Derrière chaque page de Pantagruel et de Gargantua résonne le rire de Rabelais.
À la recherche du temps perdu offre un Proust plus achevé, un Proust plus proche de Proust que le brouillon de Jean Santeuil. La brève histoire du tout que vous êtes en train de parcourir, je n’ai pu l’écrire qu’avec le peu que je sais de ce monde où j’ai eu la chance, ou le chagrin, et personne ne sait pourquoi, de tomber un beau jour pour le meilleur et pour le pire. C’est ce qui fait son prix, s’il en a un. C’est ce qui lui impose aussi ses limites.
Quand j’écris que la pensée est d’autant plus puissante qu’elle se met plus en doute, quand je décris l’amour comme acharné à une perte qui se confond avec son triomphe, c’est ma propre expérience, ce sont mes propres idées sur le tout que je propose à mon lecteur. Il n’est pas impossible, il est même très probable, et il est à souhaiter, que ce lecteur ait d’autres idées et une autre expérience. Quand on raconte au lecteur l’histoire d’un ambitieux qui arrive d’Angoulême pour conquérir Paris ou celle d’un précepteur qui séduit ses élèves ou la mère de ses élèves, il lui est difficile d’intervenir dans un récit qui lui est extérieur et d’y changer quoi que ce soit. Sur le tout, au contraire, chacun a sa propre idée et sa propre expérience. Chacun croit en un Dieu ou n’y croit pas.
Souvent avec indifférence, avec une sorte de légèreté. Parfois avec passion et avec violence. Chacun rit, pense, parle, écrit.
Chacun a connu le bonheur et les souffrances d’aimer. Chacun a respiré l’air dont j’ai dit quelques mots, s’est plongé dans l’eau fraîche par une journée brûlante d’été, a caressé d’une main distraite un chien ou un chat en train de s’étirer à ses pieds, a senti passer en lui et sur lui l’ombre implacable d’un temps qui ne s’arrête jamais de courir. Il serait très surprenant que le lecteur, pour bienveillant qu’il soit, ait sur le tout les mêmes vues que l’auteur.
Collectif et éphémère, un art comme le cinéma a pour vocation d’entraîner le spectateur, pieds et poings liés, sur des chemins tracés à l’avance, parcourus à vive allure et dont il est interdit de s’écarter si peu que ce soit. La grandeur des livres, qu’on peut prendre et laisser, reprendre indéfiniment, consulter, discuter, rejeter et reprendre encore, est de ne pas imposer le spectacle qu’ils proposent. Comme le cinéma, la littérature a pour ambition de retenir captifs ceux qui ont commencé à mettre un doigt dans l’engrenage du récit. Mais il y a plus de liberté dans la captivité du lecteur que dans celle du spectateur. Le spectateur est passif au cinéma, le lecteur est actif dans les livres. Sans doute le destin de Mme Bonacieux dans Les Trois Mousquetaires ou de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir nous tient-il autant à cœur que celui d’Ingrid Bergman, emprisonnée et empoisonnée dans Notorious, que nous appelons Les Enchaînés, par un ancien nazi rival de Cary Grant. Et nous sommes aussi impatients d’apprendre ce que va devenir Candide à la fin de ses aventures avec Mademoiselle Cunégonde que de savoir si Gary Cooper sera capable de l’emporter sur les méchants qui le défient ou si Woody Allen finira, au bout du rouleau de la psychanalyse à la mode et de l’autodérision, par trouver quelque chose qui ressemble au bonheur. Mais notre capacité d’intervention est autrement efficace dans le monde des livres que dans celui des images. Tout est donné d’avance dans les images alors que c’est nous, dans les livres, qui décidons de presque tout : non seulement du physique de Fabrice del Dongo ou de mon amie Nane que nous imaginons et façonnons à notre guise, mais du rythme de notre lecture, qui nous permet, à chaque instant, de revenir sur le récit, d’inventer des répliques qui ne sont pas prononcées, de sous-entendre des motifs et des complications sentimentales et de porter sur les héros des livres des jugements que l’allure frénétique des images n’autorise pas au cinéma. Les images défilent sans fin et toujours au même rythme.
On peut rêver longtemps, un livre sur les genoux.
Ce qui est vrai pour La Chartreuse de Parme ou pour Le Temps retrouvé est encore bien plus vrai lorsqu’il s’agit de ce roman du tout dont nous sommes tous les héros et auquel le lecteur a autant de part que l’auteur. Les temps sont révolus où les opinions de ceux qui écrivent tombaient comme des décrets sur la tête de ceux qui lisent. À une époque où la libre discussion devient la règle dans les affaires publiques, il serait paradoxal que la littérature échappe seule à ce jeu d’interaction et à ce dialogue entre les différents acteurs d’une aventure intellectuelle. Aussi le moment est-il venu de donner la parole au lecteur pour qu’il verse à son tour au dossier du tout les fruits de son expérience et de sa réflexion. Sur l’air, sur les chats, sur l’origine, sur l’amour, sur le temps et sur Dieu, qu’il veuille bien inscrire ici les remarques qui lui sont venues au fur et à mesure de sa lecture. Qu’il se souvienne, qu’elle se souvienne de ses premières amours, de ses premiers chagrins, de ce qui lui est arrivé avant-hier ou hier, de ce qu’il ou elle attend pour demain, de ces doutes obscurs qui se glissent dans la pensée, des rires, du bonheur, du chagrin, des espérances. Que cette brève histoire du tout soit, comme elle doit l’être, l’histoire de tous autant que la mienne. Que les lignes qui suivent appartiennent enfin, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la littérature, et peut-être pour une des dernières s’il est vrai que les livres sont appelés à disparaître devant l’image dans le siècle qui vient, plus au lecteur qu’à l’auteur.